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L’Amérique de Jean Baudrillard, 2

Au moins ça me donne une bonne raison pour détester les tapis roulants à la gym.

« On arrête un cheval emballé, on n’arrête pas un jogger qui jogge.

L’écume aux lèvres, fixé sur son compte à rebours intérieur, sur l’instant où il passe à l’état second, ne l’arrêtez surtout pas pour lui demander l’heure, il vous boufferait.

Il n’a pas de mors aux dents, mais il tient éventuellement des haltères dans les mains, ou même des poids à la ceinture […]

Ce que le stylite du IIIe siècle cherchait dans le dénuement et dans l’immobilité orgueuilleuse, lui le cherche dans l’exténuation musculaire du corps. Il est le frère en mortification de ceux qui se fatiguent conscieusemeent dans les salles de remusculation, sur des mécaniques compliquées avec des poulies chromées et des prothèses médicales terrifiantes. Il y a une ligne directe qui mène des instruments de torture du Moyen Âge aux gestes industriels du travail à la chaîne, puis aux techniques de reculturation du corps par des prothèses mécaniques.

[…]

courir obstinément par une sorte de flagellation lymphatique, jusqu’à l’épuisement sacrificiel, c’est un signe d’outre-tombe. Comme l’obèse qui ne s’arrête pas de grossir, comme le disque qui tourne indéfiniment sur le même sillon, comme les cellules d’une tumeur qui prolifèrent, comme tout ce qui a perdu sa formule pour s’arrêter.

Toute cette société ici, y compris sa part active et productive, tout le monde court devant soi parce qu’on a perdu la formule pour s’arrêter. »

L’avenir du grand reportage est dans le charity business

Avant-hier, je vous demandais votre avis sur « Intended Consequences », un reportage multimédia sur les enfants nés de viols commis pendant la guerre du Rwanda. « Intended Consequences » a été largement salué et récompensé par des prix prestigieux (NPPA’s Best of Photojournalism, Pictures of the Year international…)

Brian Storm, le patron de la société qui produit ces reportages, a affirmé que nous avions devant nos yeux « l’avenir du journalisme ».

Plus j’y pense, et plus leur travail m’énerve : dans le fond, dans la forme, dans ce qu’il révèle de la société américaine.

Je hais ces vidéos. Je hais cette  conception du journalisme. Je hais les procédés utilisés.

Je ne parle pas ici de la télé-poubelle, des magazines people, de MTV, de Fox News et tout ça. Mais de cette tendance «du grand journalisme » à l’américaine, basé uniquement sur du storytelling. C’est ce qu’apprennent les élèves de la School of Journalism at UNC-Chapel Hill, censée être la « meilleur école de journalisme du monde ».

Bien sûr, la réalisation, le montage et les photographies sont d’une grande qualité. Jonathan Torgovnik a fait preuve d’une très belle technique et de qualités d’écoute indéniables.

Je ne suis pas un monstre; bien sûr que j’ai été bouleversée par les témoignages de ces femmes. En cela l’équipe de MediaStorm a atteint son but.

Mais les procédés utilisés dans le montage et la manière de présenter le sujet sont pour moi une trahison du métier de journaliste.

Ce qui m’a écorché les oreilles tout de suite, c’est la musique. Tout le reportage est accompagné d’une mélodie en mineur au piano avec violons synthétisés. La musique remplit ici un rôle évident de dramatisation et de mise en scène. La musique a-t-elle a lien avec les histoires qui nous sont racontées? Non. C’est une musique composée tout exprès pour le public américain, destinée à amplifier les émotions ressenties, comme pour dire: vous avez bien compris que c’était triste, hein? C’est le même mécanisme que celui des rires pré-enregistrés dans le sitcoms.

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De l’avenir du grand reportage et des organisations caritatives

Trêve de pâtisseries et de ratons-laveurs.

Ca fait quelques jours que ça ne veut pas sortir de ma tête, ce que j’ai vu et entendu ce soir-là. Je tente de mettre le doigt sur ce qui m’a mis tellement en colère.

C’était avant-hier, à l’école de journalisme de UNC :  rencontre avec Brian Storm, directeur de la société de production MediaStorm, spécialisée dans le journalisme multimédia et les documentaires.

Dans un secteur médiatique en crise, MediaStorm s’en sort très, très bien. « On gagne des tonnes d’argent, » a répété Brian Storm. MediaStorm est présent sur tous les réseaux sociaux et sur toutes les plate-formes médiatiques – journaux, sites internet, I-phone, iTunes, télévision numérique, DVDs, édition.

J’aimerais vraiment bien que vous regardiez cette vidéo — pas besoin de la regarder en entier, cinq minutes suffisent pour comprendre :

http://www.mediastorm.org/0024.htm

Il s’agit d’un reportage sur les enfants nés de viols commis lors de la guerre au Rwanda, en 1991, sur leurs mères, et sur leurs relations.

Avant-hier, les élèves et les professeurs de l’école de journalisme de UNC ont écouté Brian Storm avec une extrême attention. Le silence dans la salle était quasi-religieux.

Pour eux, pour mes profs, vous avez devant vos yeux « l’avenir du journalisme ».

Je voudrais vraiment avoir votre avis :

Qu’en pensez-vous? D’un point de vue journalistique, moral, esthétique?

Est ce que cela vous donne envie de donner de l’argent? Est-ce que vous auriez envie de voir plus de reportages comme celui-ci à la télévision?

(Pendant ce temps là, je prépare mes arguments. Ca me prend plus de temps de prévu, parce que plus j’écris, plus ça s’embrouille.)

Hé bébé t’as pas un 06?

Hier, l’exercice dans mon cours de Creative Writing c’était créer un dialogue contenant le plus de clichés possibles, afin que nous décourager à jamais de les utiliser dans nos histoires plus sérieuses.

Voici ce que j’ai fait:

_______ Monday night ____________

« Oh baby. I’m in love with your clear eyes, your small dolly hands and your soft skin that smells like flowers, » he said.

He pushed her against the wall and carried her on the bed. Mary grumbled.

«Your hair is like a wheatfield in the summer breeze…, » he said.

Mary burped.

« And your mouth has the sugary taste of honey candies… »

He lifted her skirt.

« Your father is a thief, he stole the most beautiful stars in the sky
to put them in your eyes »

Mary could not hold it any longer ; she vomited in the vase next to the bed.

______

Explication détaillée (suite à la réaction de ma Maman qui n’a rien compris) :

La réplique « Ton père est un voleur, il a pris les plus belles étoiles du ciel pour les mettre dans tes yeux » est le pire cliché de drague en France. Toute fille l’a déjà entendu des dizaines de fois, en mode robotique — puisque le mec qui le dit a certainement passé la journée à la répéter à toutes les filles qu’il croise (parfois, ça marche, paraît-il)

Bon, sauf qu’ici on ne drague pas dans la rue (de toute façon il n’y a pas de rues), enfin les WASP ils le font pas, à la place ils préfèrent les stratagèmes compliqués, les relations en mode contrat d’assurances, (d’où le succès des how-to books sur les relations amoureuses). Du coup, les filles de ma classe ont trouvé ça GREAT et SO ROMANTIC cette histoire de « ton père est un voleur… ».

French love power, je vous dis.

Kiss kiss coeur coeur

En anglais, le film de Disney « La belle et le clochard » s’appelle « The Lady and the Tramp« 
Ce qui nous donne donc l’expression américaine: « to lady and the tramp it » (partager un morceau de nourriture avec quelqu’un d’autre, et, par extension, s’embrasser)
Donc, en ces jours de guimauve rose bonbon saint-valentin gros ballons coeurs coeur coeur gnagnagna, je vous dis : « Come on, just Lady and the Tramp it! » (c’est plus classe que « Roulez-vous des pelles à vous en décrocher la langue », non?)

Supermanix

Cet après-midi dans mon cours de creative writing, il s’est passé un truc bizarre.

Le cours se déroule de la manière suivante : nous devons écrire, pour chaque séance, un petit texte de fiction, histoire de se délier les doigts.

Règle du jeu pour celui d’aujourd’hui: un texte court qui suivait le schéma « Ce que tout le monde sait de X / Ce que moi je sais de X ».

Après que j’ai eu fini de lire le mien, il y a eu un silence vaguement gêné puis tout le monde a éclaté de rire.

Je sais pas trop quoi en penser. J’y avais pas tellement réfléchi en l’écrivant mais ça a dû faire un peu bizarre mon histoire de play-boy qui simule ses orgasmes et qui va cacher ses capotes vides aux toilettes. Peut-être qu’on parle pas de sexe en classe, même quand c’est supposé être un atelier créatif? Peut-être que c’était mon accent?  Le prof, me voyant rougir, a juste dit « don’t be shy, don’t be shy », et il avait son petit sourire en coin indéchiffrable (je vais le prendre en photo vous verrez).

L’histoire est là:

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Expérience culturelle 67 – Des crevettes au beurre

Soirée hier à la maison.

copain 1 : « Yeah, I like the chick, but she’s kinda butterface… »

moi : – …?

copain 2 : – Ha ha ha. A BUTTER-FACE. A BUT-HER-FACE. Everything looks good but her face.

moi : – ha ha ha

(traduction : but her face = sauf sa tête)

moi : – En français on dit que c’est une crevette. Parce que tout est bon, sauf la tête.

(laughters)

Qu’est-ce que je vais pondre?

J’ai trouvé un nouveau mot génial : to broode –> brooding –> broody

Je boude pas, je broode.

To broode veut à la fois dire :

1. couver un oeuf

et

2. broyer du noir, ruminer.

crak.

Sors-moi ta sève qu’on voit ce que tu as dans le ventre

Hier, j’ai écrit mon premier texte  pour le cours de Creative Writing.

L’exercice : un texte de 500 mots maximum, utilisant une métaphore filée : “si je suis ceci, alors tu es cela”

Ecrire de la fiction en anglais est une expérience étrange.

C’est comme si je faisais de la calligraphie les yeux bandés, comme si je jouais du piano avec des boules quiès. Mes sens sont brouillés, je trace mes phrases en aveugle.

Dans ma langue, je commence à entendre ce qui sonne juste, je sens comment les mots peuvent s’acoquiner, se mélanger, se désaccorder.

Ce sont mes crayons de couleur, usés et mâchonnés. Ils ont une profondeur et une histoire. Ils traînent des souvenirs personnels, des images et des voix familières… Ce sont les mots de ma sœur, de mon père, de ma mère, ceux des chansons, de  l’école et des journaux.

Au contraire, l’anglais m’est encore insondable. J’y flotte.  Je ne sens pas comment les mots sonnent ensemble. Mes mots anglais n’ont pas de résonance ou de profondeur  – pas encore, je sais, c’est normal, après tout cela ne fait que cinq mois que je suis ici.

Bref, j’étais passablement mal à l’aise quand j’ai donné mon texte à lire à toute la classe — exactement comment si je devais chanter les oreilles bouchées les yeux fermés pour un public qui lui ne les a pas (les oreilles bouchées).

Nous sommes tous en cercle et nous écoutons le professeur Naumoff lire nos textes. Tout le monde meurt de trouille, les gens font semblant de regarder par la fenêtre ou d’examiner leurs ongles quand c’est à leur tour d’être lus. Il y en a eu de très drôles, des élaborés, des un peu attendus (genre, « mon grand-père est un chêne  immense qui ne tombera jamais, il abrite le petit saule que je suis »), des auxquels je n’ai rien compris (le coup des références télévisuelles des années 90, encore…)

Après chaque lecture, tout le monde doit critiquer. Du mien, les autres ont dit que c’était « nicely written » , une fille a dit qu’elle aimait bien l’image des racines qui dansent dans la terre, et Naumoff a dit “I love it. » — mais je le soupçonne de francophilie excessive – vous auriez vu sa tête et ses yeux brillants quand il a vu mon nom sur la liste le premier jour : “You’re French? I love French people!”

Voilà,ce sera probablement le cours le plus difficile et laborieux de toute ma vie, mais je suis très heureuse d’y être. J’ai hâte d’apprendre, hâte que mes oreilles s’ouvrent à cette langue étrange, et très faim d’écrire.

Le texte d’hier est là :

I am the young apple tree among the other trees, and you – a careless gardener.

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Des mots rigolos

Glanés dans East of Eden de Steinbeck, mes nouveaux mots préférés :

to malinger : faire le malade

quixotic : chimérique — je soupçonne que ça vienne de « Don Quichotte »

mirth : hilarité

et aussi, je soupoudre toutes mes réponses de phrases ridicules des années 80, genre « Cool Beeeaaans » (équivalent de « c’est cool Raoul ») et « Alright-y » sans oublier d’appeler tout le monde « honey » et « sweetie ».

Des cercles et des cubes et des lignes

Expo Kandinsky au Guggenheim Museum.

Comme toutes les choses belles, ça nous a reposé les yeux

Un, deux, trois hot-dogs. Galopé dans la neige

Dis bonjour aux écureuils

Le crépuscule sur les grattes-ciels qui brûle

La statue de la liberté toute petite au milieu de l’Hudson River

Les pensées glacées par le vent sur le ferry pour Staten Island

Traversée de Central Park apocalyptique

Soirée crêpes

A 1h20 du matin, on va tous voir Avatar en 3-D dans un I-Max géant — royaume du divertissement

Des mots pour le dire – part 1

Ces jours-ci, je vagabonde dans le Robert & Collins en entendant tomber la pluie.

Je m’enivre de ces adjectifs curieux dont semble regorger la langue anglo-américaine.

Par exemple, cantankerous (irascible), qui claque plaisamment contre le palais.

Ou encore, dampness et dankness: deux noms différents pour décrire l’humidité, l’une chaude, l’autre froide – on dira qu’une jungle qu’elle est damp, qu’un donjon qu’il est dank.

Mais la pépite de la journée, la voici :

uxorious [{revv}k{sm}s{revc}{schwa}r{shti}{schwa}s] adjective : excessivement dévoué à sa femme

uxoriousness noun uncountable:  dévotion f excessive à sa femme

Quelle drôle de langue.

J’ai passé quelque temps à chercher son pendant féminin. Sans succès.

Apparemment l’idée qu’une femme puisse être « excessivement soumise à son mari » est inconcevable.

En tout cas, l’idée n’a pas semblé mériter de mot.

Des virgules en série

WHO GIVES A FUCK ABOUT AN OXFORD COMMA?, s’exclame le chanteur de Vampire Week-end, dans cette fabuleuse chanson, qui je l’espère, distraira les pipoteurs au milieu de leurs final papers:

And what the fuck is an Oxford Comma? C’est le doux nom de la virgule que l’on place avant le « and » dans une énumération. Comme ça :

« An apple, a squirrel, and a tree »

So, who gives a fuck about an Oxford Comma?

Ben, ma prof de littérature, par exemple. Si t’oublies tes oxford commas : t’es mort.

Moins trois points à chaque fois.

Par contre en cours de newswriting (écriture d’articles), les oxford commas sont IN-TER-DI-TES. Les journaux, qui suivent le Associated Press Style (code de rédaction très précis), ne les utilisent pas, parce que ça prend trop de place.

Donc avis aux pipoteurs suant sur leurs final papers, dans les lueurs de l’aube, poursuivis par les monstres deadlines qui s’approchent dangereusement- leurs dents sont des aiguilles, leurs yeux sont des horloges :  DON’T FORGET YOUR OXFORD COMMAS.

The Golden Gate

Vikram Seth - The Golden GateVikram Seth – The Golden Gate – roman en vers.

Découvert grâce au cours de littérature sur le changement social . Un roman en vers?

Au début, j’ai dit beurk beurk, ça va être chiant comme la mort. En vrai : c’est génial.

D’abord parce que l’histoire est chouette, typiquement californienne, avec des bébés, des mariages, des yuppies, des cafés à point d’heure. C’est pas pompeux, lyrique ou chiant du tout.

Et puis surtout parce que l’auteur, Vikram Seth, est fou.

Il a repris le même principe que Pushkin en 1833 avec son roman Eugène Onegin: The Golden Gate est composé de 690 strophes en vers iambiques tétramétriques – ababccddeffegg –

Hein?

Comme ça, regardez :

« 1. The word’s discussed while friends are eating.  p.3

2. A cache of billets-doux arrive. p.24

3. A concert generates a meeting. p. 53

4. A house is warmed. Sheep come alive. p. 72

5. Olives are plucked in prime condition. p.100

6. A cat reacts to competition. p.123

7. Arrests occur. A speech is made. p.148

8. Coffee is drunk, and Scrabble played. p.173

9. A quarrel is initiated. p.192

10. Vines rest in early winter light. p.123

11. The Winking Owl fills up by night. p.234

12. An old affair is renovated. p.262

13. Friends meditate on friends who’ve gone.

The months go by; the world goes on. p.281  »

 

– c’est la table des matières.

Oui, il a même écrit la table des matières en vers iambiques tétramétriques!

Et les remerciements, et les dédicaces, aussi.

Et la table des matières non seulement respecte la structure des verbes iambiques tétramétriques, mais raconte toute l’histoire du roman. C’est fou, non?

Publié en 1986 aux Etats-Unis, publié cette année en France.

Je serai curieuse de voir comment ça a été traduit en français.

The Love of the Last Tycoon