Il s’est mis à faire très chaud, tout d’un coup. Les moustiques ressuscitent, les filles du campus ressortent leurs jambes musclées par des heures de tapis roulant, dehors la chaleur assomme et à l’intérieur des bâtiments on gèle – l’amour des américains pour la clim a tout de pathologique.
Il y avait examen d’histoire ce matin, et un paper à écrire, mais vraiment, j’ai beau essayer de me convaincre que si, je peux y arriver et le faire, que c’est pas la mer à boire, un petit paper de rien du tout, vraiment, je peux pas, c’est plus fort que moi ; ça me file des crises d’eczéma, des brûlures dans le dos, une envie irrépressible de foutre le camp et de me cacher dans les buissons, ou sur le toit, enfin quelque part où personne ne me demandera d’être intelligente, organisée et réfléchie.
Du coup en sortant pour oublier tout ça je me suis dépêchée de me mettre à faire ce que je préfère au monde (à égalité avec inventer des histoires et manger des meringues au chocolat et d’autres choses) – lire des romans. Mon amoureux se moque de moi, il me traite comme un animal exotique, le Cacoune, un mélange d’écureuil, de baby bush et de raton-laveur.
L’entretien du Cacoune, prétend-il, est assez simple du moment qu’on lui fournit un lit confortable et une douzaine de romans, des cigarettes, du chocolat et des câlins réguliers. Je grogne contre une telle objectisation mais ça me fait encore plus ressembler à un animal domestique.
(ici, parenthèse explicative. Cacoune, comme le raconte la légende familiale, c’est le nom que je m’étais donné quand j’ai commencé à parler. Je faisais la sourde oreille à mon vrai prénom, Victoire. A la question « Comment tu t’appelles? », je répondais invariablement » -CACOUNE! ». Apparemment ça m’est passée au moment d’entrer à l’école, mais le surnom est resté)
Donc juste après mon examen raté, je suis allée à la bibliothèque Davis et j’ai pillé le rayon littérature française. Allongée sur la pelouse du quad sous la bannière étoilée avec un grand café, un paquet de Camel, j’ai laissé l’après-midi passer en lisant Chien Blanc, de Romain Gary.
A chaque fois c’est pareil. Romain Gary me retourne. Chien Blanc, c’est l’histoire d’un chien arrivé par hasard chez Gary et sa femme, l’actrice Jean Seberg, à Los Angeles (oui, parce que Gary, en plus d’être pilote dans la Résistance, a aussi été réalisateur, écrivain, et consul de France aux Etats-Unis). Donc Chien Blanc est un adorable berger allemand, très gentil et très affectueux, sauf avec les Noirs, qu’il manque d’égorger à chaque fois qu’il en voit un. Romain Gary et Jean Seberg s’aperçoivent que Chien Blanc est en réalité un chien-policier dressé à attaquer et à tuer les Noirs (dans le Sud, certains chiens étaient apparemment utilisés pour la « chasse à l’esclave » dans les plantations, puis comme chiens de garde et d’attaque anti-Noirs après la guerre de Sécession)
Dans le roman il y a tout ça, le mouvement noir américain en 1968, l’assassinat de Martin Luther King, l’engagement de Jean Seberg, pourchassée par le FBI et accusée par les noirs comme les blancs d’être une « white bitch » et une « nigger lover ». Il y a Gary et son amour des chiens et des hommes, c’est pareil, sa rage et son amour, « l’amour des chiens et l’horreur de la chiennerie, » comme il écrit. Ca parle des Blancs, des Noirs, des hommes, des serpents python, de Gary et de sa manière d’être au-dessus de la politique, Gary avec ses tripes et son humour et son détachement et son indécrottable humanisme… bref c’est beau, et c’est souvent très drôle, ça m’a fait chialer, lisez-le.
Un peu plus tôt dans l’après-midi j’ai lu Du journalisme après Bourdieu, de Daniel Schneidermann. Dans un autre genre, c’était très bien aussi ; ça m’a remis un certain nombre d’idées en place. Schneidermann réplique au best-seller de Bourdieu, Sur la télévision. Salutaire pour moi, aspirante journaliste, qui ait la tête déjà courbée sous le poids de la culpabilité d’être une paresseuse du ciboulot à l’ignorance crasse, simplificatrice, future esclave de l’audimat, de la brièveté et du scoop – bref, un membre de la méprisable espèce des pisse-copies.
C’est fou comme ca arrive par grappes, les émerveillements; pendant des semaines, rien, calme plat. J’avais essayé pourtant; j’avais emprunté du Francois Begaudeau, du Faulkner, des films de Costa-Gavras, mais ça ne m’avait rien fait du tout. Je laissais tomber les grandes oeuvres de Faulkner pour lire Cosmo avec du café trop fort sur la terrasse en coupant les ongles de pied (glamour), entre deux épisodes de 24h chrono (si si, c’est bon pour mon anglais, je prétendais, dans une tentative maladroite de masquer ma procrastination pathologique)
La série émerveillements a commencé hier soir, au cinéma. J’ai été voir The Graduate.
Film fabuleux, avec une géniale bande originale de Simon and Garfunkel (c’est pour ce film qu’ils ont écrit « Mrs Robinson » ou « The Sound of Silence », entre autres). Californie, début des années 60 ; Dustin Hoffmann dans le rôle principal, un jeune fraîchement diplômé, plutôt franchement paumé et très puceau. Le film est tout plein de plans mi-poétiques, mi-cauchemardesques, comme quand sa famille lui hurle qu’ils sont tellement, tellement fiers de lui, qu’il a le vertige et qu’il se laisse tomber dans la piscine pour ne plus les entendre. Il se fait violer par la femme de l’associé de son père, tombe amoureux de la fille, grandit, se prend deux trois bonnes portes dans la gueule comme ça arrive dans la vie ; la fin je ne vous la raconte pas mais c’est vraiment chouette, une histoire de kidnapping de mariée et de bus municipal.
Quelle belle journée.
Demain (ou après-demain, je perds un peu beaucoup le rythme du billet quotidien depuis quelque temps, je suis désolée), je vous raconterai comment je me suis presque faite expulser du pays au mois de janvier.
love et moustiques (et fuck les 15 000 bombasses du campus)
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